L’économie collaborative : un modèle pour demain ?
Un système prenant le contre-pied du capitalisme, où les échanges s’organisent directement entre citoyens. Formulé comme cela, on a envie d’y participer et de croire en un monde meilleur.
Pourtant, il n’existe pas une seule et unique économie collaborative, mais des modèles très différents. Tour d’horizon de ce phénomène qui risque de bouleverser notre futur.
Depuis plusieurs années, vous profitez certainement d’un accès à cette encyclopédie en ligne, actualisée en permanence par des milliers de bénévoles : Wikipédia a ainsi pris la place de la vieille encyclopédie en 22 tomes qui trônait sur l’étagère des parents. Vous avez peut-être aussi un abonnement vous permettant d’accéder à des voitures ou des vélos partagés (services de types Cambio/Villo à Bruxelles), et de vous passer, en partie ou complètement, d’un véhicule personnel. Vous avez peut-être même déjà essayé un logement proposé sur la plateforme Airbnb au lieu de l’hôtel traditionnel lors d’un city-trip, ou apporté votre vieux grille-pain à réparer dans un atelier de citoyens ou « Repair Café », qui donne une nouvelle vie aux objets électroniques en luttant contre l’obsolescence programmée… En apparence, on assiste à une nouvelle manière de consommer, plus écologique, durable, accessible, qui semble fonctionner sur le partage et la solidarité. Peut-on pour autant y voir un modèle pour l’avenir ? Pas sans nuances : l’économie collaborative présente certains avantages pour notre société mais ce modèle se traduit sous des formes très diverses, dont certaines présentent de sérieux risques...
L’économie collaborative en quelques mots
Les médias rassemblent toute une série d’initiatives sous le générique « économie collaborative », définie comme un système organisé de manière horizontale, par un réseau ou une communauté. On parle en effet de production collaborative, comme les FabLab où on fabrique de manière collaborative des objets divers par exemple, de consommation collaborative, avec les logements ou objets partagés, de financement collaboratif comme le crowdfunding ou de connaissance collaborative, comme la plateforme Wikipédia.
Pour qu’une économie collaborative puisse émerger, plusieurs ingrédients sont nécessaires. Il faut d’abord une communauté de producteurs ou d’utilisateurs pour assurer la viabilité du système. Si Wikipédia était maintenu par 3 personnes, cela ne fonctionnerait pas. Si Airbnb proposait 4 logements, cela ne le rendrait ni innovant ni intéressant. L’économie collaborative n’existe donc que si un certain nombre de personnes y prennent part. La consommation collaborative, plus particulièrement, repose aussi sur la sous-utilisation de certains biens, comme une chambre vide ou une voiture au garage… On peut multiplier les exemples à l’infini avec d’autres biens comme le matériel de bricolage, par exemple. Il s’agit alors d’organiser la rencontre entre l’offre de biens et la demande (des clients). Internet et les nouvelles technologies, les smartphones/tablettes avec positionnement géo-satellite, sont ainsi un autre ingrédient déterminant du succès de l’économie collaborative. Sans cette technologie, il aurait été difficile de savoir qu’un de vos voisins, au-delà de 500 mètres à la ronde, peut vous prêter (gratuitement ou non) une foreuse, une voiture ou autre. Avec les plateformes collaboratives, celui qui possède un objet ou un service sous-utilisé peut très facilement le mettre à disposition d’une autre personne qui en a besoin de manière temporaire.
Pas tous dans le même panier
Ces différentes caractéristiques ne rendent pas Uber et Wikipedia semblables pour autant. Bien sûr, les deux acteurs se basent sur une communauté, d’utilisateurs de voitures pour l’un et de rédacteurs d’articles pour l’autre, qui interagissent via le web. Mais là où Wikipédia s’inscrit dans une démarche non lucrative, qui consiste à rendre, gratuitement, le savoir le plus universel possible, Uber empoche une commission chaque fois qu’un particulier embarque dans la voiture d’un autre. D’autres services de transport, comme le co-voiturage avec indemnisation pour l’essence, fonctionnent pourtant avec une philosophie différente. Il s’agit donc bien, dans le cas d’Uber, de faire du profit au-delà du service rendu. Ainsi, même dans l’économie collaborative, on distingue les acteurs marchands et les acteurs non marchands. Une différence fondamentale, que ce soit pour l’utilisateur à la recherche d’un service, le « travailleur » qui le propose ou la société toute entière.
Ainsi, sous l’angle des initiatives comme Wikipédia, ou plus petites comme les « Repair Cafés » et les systèmes d’échanges locaux, l’économie collaborative a tout pour plaire. Elle permet en effet un accès large, non-marchand, à des biens et des services, tout en créant emploi et prospérité de long terme.
Les débats se font plus intenses lorsqu’on examine des services comme Uber et Airbnb. Du côté des partisans, ces entreprises permettent d’accéder à un bien, ici une voiture ou un logement, pour moins cher que traditionnellement. Tout en offrant la possibilité aux personnes qui proposent ces services d’améliorer leur quotidien, en gagnant un peu d’argent (ou beaucoup s’ils y consacrent assez de temps). Et, cerise sur le gâteau, le système a, toujours selon ses partisans, des vertus écologiques puisqu’on n’est plus obligé de posséder le bien pour pouvoir y avoir accès et donc on ne doit pas surconsommer en achetant un outil qu’on utilisera très peu. Bref, à bien entendre les défenseurs du « système Uber », tout le monde est gagnant : le consommateur a accès à un bien pour pas cher, celui qui loue y gagne plus qu’il ne pouvait espérer avant, Uber empoche une marge, la planète en sort écologiquement grandie et l’économie se porte mieux.
Multiples dérives
Pourtant, cette évolution comporte aussi son lot d’inconvénients, à commencer pour les personnes qui « offrent » leurs services. Le statut de ces travailleurs qui passent par des plateformes connues (Uber ou Airbnb) ou moins connues en Belgique (Taskrabbit) est extrêmement précaire. Alors qu’ils travaillent parfois uniquement pour ces sites (jusqu’à 60 heures par semaine !), ils n’en sont pas les salariés. Conséquence : aucune protection sociale, aucun cadre législatif clair, les rémunérations qu’ils reçoivent sont extrêmement variables et faibles (le salaire horaire reçu peut être sous le salaire minimum)… La liste des dérives possibles est infinie : dépendance à un emploi incertain, concurrence acharnée entre travailleurs pour offrir le prix le plus bas, aucune protection en cas de maladie, accident…
Outre les risques pour les travailleurs, ces plateformes menacent les fondements de nos sociétés, puisque jusqu’à présent, elles ne contribuent ni à notre sécurité sociale ni à l’impôt. Des enquêtes ont déjà montré que ces plateformes abusent des montages fiscaux pour éviter de payer des impôts dans les pays où l’application web est présente. Uber est d’ailleurs sur le banc des accusés pour une optimisation fiscale transitant par les Pays-Bas et puis les Bermudes… Voilà pour l’impôt éludé. Côté sécu, les chauffeurs sont encouragés à être indépendants, les contrôles ne sont pas encore systématiques et l’on ne sait pas si les cotisations, si la TVA ou les impôts dus sont bien récoltés. De manière générale, ces sociétés arrivent dans un marché en jouant justement sur le flou juridique pour pousser les prix d’une chambre ou d’une course en voiture vers le bas. Elles font ainsi des bénéfices en Belgique, mais sans redistribuer leur part, comme le voudraient tous les mécanismes de solidarité qui font la richesse de nos sociétés.
Par ailleurs, le système que des sociétés comme Uber proposent est problématique en soi : en mettant simplement en relation une offre et une demande, en laissant librement le prix être fixé entre les deux personnes, il pousse à une concurrence frénétique pour imposer un prix le plus bas possible. Pour prendre une image, c’est comme si demain, quelqu’un affichait sur sa porte « 100m² de murs à repeindre » et qu’il attendait d’avoir des offres de prix. Vu le chômage, il y aura tellement de concurrence qu’il pourra repeindre ses murs pour moins que rien. Sans cadre législatif, Internet permet une généralisation massive de ce système, dangereuse pour toute l’économie : on peut très bien imaginer que si aujourd’hui, il y a une entreprise qui utilise ce système pour concurrencer de manière déloyale et illégale les taxis, demain, d’autres secteurs seront menacés. C’est ce qu’on appelle l’uberisation de l’économie. Une entreprise offrirait une plateforme sur laquelle un architecte pourra faire vos plans à distance (et il pourra être situé à l’étranger et être très peu payé), ou des traducteurs de tous les pays pourront traduire un article pour une bouchée de pain. Ou encore, on verra une plateforme où des petits services sont rendus (peinture, bricolage…) contre une rémunération minimale. En Angleterre, TaskRabbit, plateforme de petits services, est déjà un succès colossal. Le revers de ce succès est évidemment double : autant les travailleurs sont poussés dans la précarité et l’instabilité que des pans entiers de l’activité économique disparaissent à cause d’une concurrence inégalable en termes de prix.
Enfin, outre la précarisation de ceux qui travaillent pour ces plateformes, outre la concurrence déloyale dans les secteurs où ces plateformes sont actives, outre le fait que tous les secteurs de l’économie sont menacés, il y a un dernier argument : ces plateformes achèvent de marchandiser ce qui ne l’était pas toujours avant. Vous aviez besoin d’une foreuse ? Vous vouliez un coup de main pour peindre un mur ? Vous aviez besoin d’un logement quelque part ? Bien souvent, c’était par un arrangement, en demandant à des amis ou à de la famille, qu’on arrivait à obtenir ce qu’on cherchait. A charge de revanche bien sûr. Ces plateformes rendent superflus tous ces contacts et relations interpersonnelles : trois clics, une recherche, un paiement et le tour est joué. Une offre plus massive certes, mais désormais payante et risquée pour notre société.
Réguler pour éviter la jungle économique
Ce débat du « pour ou contre Uber » n’a toutefois plus vraiment lieu d’être : il serait difficile aujourd’hui de contrecarrer ce nouveau mode de consommation et d’échanges, et pas nécessairement souhaitable, d’ailleurs. La question est de savoir quelle économie collaborative nous voulons. L’économie collaborative, en tant qu’alternative au modèle capitaliste, peut être une belle réponse aux défis du 21ème siècle que sont la sauvegarde de l’environnement, l’accès aux savoirs et aux services de base, l’échange culturel, la mondialisation de l’économie…
Pour répondre aux risques que pose le modèle Uber, encourager une économie de partage positive, qui ne repose pas sur l’individualisme et la concurrence, bénéfique pour la société, l’Etat doit réguler.
Il faut réguler pour le bien-être des consommateurs : les services rendus doivent être de qualité. Est-ce bon pour l’image de la Belgique si les chambres de Airbnb dans la capitale ne respectent pas un minimum l’hygiène ? Que se passe-t-il en cas d’incident entre un locataire Airbnb et le propriétaire ? Les témoignages d’escroquerie et d’autres mésaventures ne manquent pas…
Nous l’avons vu, il faut également protéger les travailleurs, pour s’assurer qu’ils n’entrent pas dans une spirale infernale où ils se font tous concurrence entre eux avec une course vers le bas en termes de salaires et protection. Personne ne souhaite revenir à une époque où on allait chercher ses ouvriers le matin selon leur force en leur imposant un salaire misérable.
Enfin, l’Etat doit s’assurer que ces nouveaux acteurs respectent les règles de la société. Nous avons des fondements de prospérité économique : contribuer à la sécurité sociale et à l’impôt. S’ils veulent venir faire de l’argent dans un pays, ces acteurs doivent se plier aux mêmes règles que les autres acteurs économiques, sans quoi ce sera très rapidement la jungle avec des concurrences qui détruiront le paysage économique au lieu de partager la richesse créée. Il en va de la survie des entreprises belges et des indépendants travaillant ici.
Travailleurs, consommateurs, entreprises, Etat : tous ont donc un intérêt convergent à mettre de l’ordre dans le paysage de l’économie collaborative. Et les lieux existent en Belgique pour que cela soit réglé : cela s’appelle la concertation sociale.
Nabil Sheikh Hassan
Pour aller plus loin
SAW-B, « Et si l’économie collaborative n’existait pas », Violaine Wathelet.
Cahier 19 du CIEP, « L’économie collaborative une alternative au capitalisme ? » Benoît Dassy.
« Ma vie ubérisée » Reportage d’Envoyé spécial du 28 janvier 2016. Durant un mois, un journaliste s’est logé, déplacé, nourri uniquement via les applications. Il s’est ainsi glissé au cœur du système, pour imaginer l’ère du « prolétariat high tech », dans laquelle les mots contrat, retraite, et salariat auraient disparu du dictionnaire. Pour le meilleur et pour le pire. Un reportage à revoir sur le site www.francetvinfo.fr/replay.